La décision de l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des produits de santé (ANSM) de soumettre la cyproheptadine à prescription médicale obligatoire à partir du 10 juillet 2024 pose la question des conditions de sa dispensation en Algérie. Ce médicament antihistaminique, commercialisé sous différents noms en Algérie tels que Heptagyl (Saidal), Periactine (UPC), Isoctine (Isopharm), et Cipromine (Somedial), fait l’objet d’un mésusage inquiétant, principalement comme stimulant de l’appétit à des fins esthétiques.

Contexte historique et pharmacologique

La cyproheptadine est un antihistaminique H1 mis sur le marché en 1974, initialement indiqué dans le traitement symptomatique des manifestations allergiques. Son effet orexigène, qui est maintenant la cause de son mésusage, est lié à son mécanisme d’action pharmacologique spécifique.

Mécanisme d’action et effet orexigène

La cyproheptadine agit principalement comme un antagoniste des récepteurs H1, 5-HT2A et 5-HT2C. Son effet orexigène est principalement dû à l’antagonisme du récepteur 5-HT2C. Contrairement aux médicaments anorexigènes retirés du marché (comme le Benfluorex, la dexfenfluramine et la fenfluramine) qui étaient des agonistes 5-HT2C, la cyproheptadine bloque ces récepteurs.

Dans l’hypothalamus, le récepteur 5-HT2C exerce normalement un rétrocontrôle négatif sur le récepteur de la ghréline GHSR1 (Growth hormone secretagogue receptor 1). L’antagonisme de ce récepteur par la cyproheptadine lève ce frein, conduisant à une régulation positive de la voie de signalisation orexigène médiée par la ghréline. Ce mécanisme est similaire à celui responsable de la prise de poids observée avec certains antipsychotiques de deuxième génération.

Évolution du mésusage

L’utilisation de la cyproheptadine comme orexigène n’est pas nouvelle. Elle était autorisée en France dès sa commercialisation dans les années 70, avant que cette indication ne soit retirée en 1994. Cependant, son usage hors indication a persisté et s’est même amplifié ces dernières années.

Le phénomène a d’abord pris de l’ampleur dans certains pays africains avant de se propager ailleurs dans le monde. Une étude observationnelle menée à Kinshasa (République Démocratique du Congo) a révélé un taux de mésusage de la cyproheptadine comme orexigène dépassant 70%, principalement chez les jeunes femmes, souvent sur des périodes supérieures à un an.

Le centre antipoison et pharmacovigilance marocain indique avoir reçu entre 2004 et 2017, 734 cas d’intoxications et 28 cas d’effets indésirables avec des médicaments à base de cyproheptadine. « La notification des cas d’intoxications a présenté une tendance à l’augmentation au cours des années et le sexe féminin a été concerné dans 62% des cas. »

La situation en Algérie : un contraste frappant

Contrairement à la France, la cyproheptadine reste en vente libre en Algérie, ce qui facilite grandement son utilisation abusive. Les chiffres de vente pour l’année 2023 sont révélateurs de l’ampleur du phénomène :

  • Un total de 4 522 918 unités de cyproheptadine vendues toutes formes confondues
  • L’Heptagyl, produit par le laboratoire Saidal, est l’antihistaminique le plus vendu avec 2 214 279 unités écoulées

Ces chiffres prennent tout leur sens lorsqu’on les compare aux ventes d’antihistaminiques dits de deuxième génération. La desloratadine, par exemple, n’a enregistré que 1 517 918 unités vendues sur la même période. Cette disparité flagrante entre une ancienne molécule, aux effets secondaires potentiellement dangereux, et un antihistaminique de nouvelle génération, laisse peu de doute quant à l’ampleur du mésusage. La cyproheptadine est très peu prescrite comme antiallergique.

Les risques du mésusage : un profil de risque préoccupant

L’utilisation de la cyproheptadine comme orexigène expose les consommateurs à de nombreux risques pour leur santé, souvent méconnus des utilisateurs. Ces risques sont liés aux propriétés pharmacologiques non sélectives de la molécule :

  • Effets sédatifs marqués : somnolence, baisse de la vigilance
  • Effets atropiniques : sécheresse buccale, constipation, troubles de la vision, rétention urinaire
  • Effets adrénolytiques et antisérotoninergiques : vertiges, palpitations cardiaques
  • Effets psychiatriques : anxiété, hallucinations
  • Atteintes hépatiques : cas de cholestase rapportés
  • Troubles hématologiques : des cas d’anémie et d’agranulocytose ont été signalés

À long terme, les risques comprennent une dépendance psychologique, des troubles métaboliques liés à la prise de poids rapide, et des risques cardiovasculaires accrus.

Facteurs favorisant le mésusage en Algérie

Plusieurs facteurs participent à l’amplification du phénomène en Algérie :

  1. Accessibilité : Le médicament est vendu sans ordonnance à un prix abordable.
  2. Pression sociétale : Les réseaux sociaux amplifient certains standards de beauté, poussant notamment les jeunes femmes à rechercher une prise de poids rapide.
  3. Manque de régulation : Le contrôle limité sur la délivrance des médicaments et l’absence de campagnes de sensibilisation efficaces.
  4. Influence des médias sociaux : Des vidéos promouvant l’usage de la cyproheptadine à des fins esthétiques, montrant des transformations physiques impressionnantes, accumulent des centaines de milliers de vues.
  5. Ambiguïté des noms commerciaux : Certains laboratoires utilisent des noms commerciaux ambigus pour leurs médicaments à base de cyproheptadine, laissant penser qu’ils ont pour effet principal la stimulation de l’appétit. C’est le cas du LAPETI®, commercialisé par les laboratoires Groupe Santé, dont le nom peut prêter à confusion.
Capture d’écran Dar Lefchouch – EP11 (22″ 53′) Samira TV

La banalisation du mésusage est telle qu’elle a même atteint les médias grand public. Un exemple frappant est l’utilisation ostensible de la cyproheptadine des laboratoires LAM dans un épisode de la sitcom populaire « Dar Lefchouche » diffusée sur Samira TV. Dans cette séquence, le médicament est porté à l’écran pour ses effets secondaires soporifiques, plutôt que pour son indication antiallergique. Cette représentation médiatique contribue à normaliser l’utilisation inappropriée de ce médicament, le présentant comme un produit de consommation courante plutôt que comme un traitement médical à utiliser avec précaution.

Pistes de réflexion et recommandations

Face à cette situation dont nous venons de dresser le tableau, plusieurs mesures peuvent être envisagées :

  1. Renforcement du cadre réglementaire : Il serait judicieux d’envisager de soumettre la cyproheptadine à prescription médicale obligatoire, comme en France, et de renforcer les contrôles sur la vente en pharmacie.
  2. Campagnes de sensibilisation : Des campagnes d’information grand public sur les dangers du mésusage sont nécessaires, ainsi qu’une formation des professionnels de santé à la détection et à la prévention du mésusage.
  3. Renforcement de la recherche : Mener des études épidémiologiques pour mieux comprendre l’ampleur et les modalités du mésusage en Algérie, et évaluer l’impact à long terme de la consommation abusive de cyproheptadine sur la santé publique.
  4. Réévaluation du rapport bénéfices-risques : Comme le suggère la Société Française de Pharmacologie et de Thérapeutique (SFPT), il serait pertinent de réévaluer le rapport bénéfices-risques de la cyproheptadine en vue d’un possible retrait de sa décision d’enregistrement ou, au minimum, de son inscription sur une liste à prescription obligatoire.

Références :

  1. Mésusage d’un anti-histaminique H1, cyproheptadine (Periactine®) pour la prise de poids
  2. Données IQVIA 2023

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